Le droit au travail, une vaste affaire. Cette liberté est née en France au XVIIIe siècle, un droit garanti par certaines moutures de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, nombre de Constitutions françaises (celle de l’an I, celle d’après la Seconde Guerre mondiale en 1946 et l’actuelle, datant de 1958). Mais existe-t-il vraiment lorsque l’on se nomme B. Cantat ? Visiblement pas. Amor fati, son premier et dernier album en date sorti en son nom propre, avait abouti à ce constat pathétique : un disque mis à l’index, une tournée 2018 en pointillés (live report du concert de Strasbourg-La Laiterie), écourtée sous la pression et puis plus rien. Un droit, deux réalités.
Comparaison n’est pas raison, mais comparer est aussi un droit.
Et dire que jusqu’à sa mort il vivait des droits d’auteur de ses ouvrages, livres réédités à plusieurs reprises ou nouveautés du moment, était invité dans divers médias, homme n’ayant jamais renié l’ensemble de ses écrits antisémites, ni sa posture durant la Guerre l’entrainant jusqu’à la fuite en Allemagne, faisant de lui l’un des derniers fidèles pétainistes réfugiés au château de Sigmaringen… Ce qu’il savait faire de mieux, il put s’y prêter jusqu’à son décès en 1961, en son nom d’artiste. Pas caché derrière celui de Louis Ferdinand Destouches, son nom de naissance, mais bien celui de Louis-Ferdinand Céline. Personne ne vit rien de mal. Pour lui et d’autres bien plus tard, l’amnistie et la consecratio, grâce à la carte joker « Sachons détacher l’homme de son œuvre » (Ô belle incantation pour écrivains. Voire réalisateur fuyant la justice de l’Oncle Sam. C’était en 1978). Pour B. Cantat, la damnatio memoriae ante-mortem, tel Un voyage imposé au bout de la nuit sans fin. Un droit, deux trois réalités.
Une chronique érigée en plaidoyer donc ? Non, une intro posant un constat étonnant.
Alors quand sort l’album Paz le 24 avril 2020, album distribué par A-parté, sortie seulement en numérique, un choix lié aussi à la crise sanitaire actuelle, c’est en catimini que le Bordelais peut se permettre de reprendre ses activités professionnelles. Aucune biographie sur les plateformes musicales le proposant, ni sur la page Facebook vieille de mars 2020. Niet. Nada. Une semaine après sa sortie, Ta peau, le titre le plus écouté sur Spotify, également première chanson mise à disposition dès le 15 avril sur Youtube, peine à décoller de la barre des 5 000 écoutes. 30 000 vues sur la plateforme vidéo.
Mais Paz n’est pas le projet uniquement pensé par B. Cantat, n’en déplaise à ses adorateurs, mais une création poétique de deux plumes et trois musiciens. La première connexion artistique entre le romancier Caryl Férey et l’ex-Noir Désir remonte à 2016 et Condor live, soit la mise en musique et en chant d’un extrait du roman Condor. Trois ans plus tard, l’écrivain normand poursuit son œuvre personnelle avec Paz, roman pensé comme un thriller prenant pied dans une Colombie fratricide et en proie aux violences qui la parcourent depuis des décennies. De cette matrice littéraire, les deux hommes ont étendu l’ouvrage avec ces 7 titres nouveaux, dont ils se sont partagés l’écriture* : à Férey, on doit les textes de Diana, Détruit/Cassé et Ta peau, quant à Cantat Babel, La dune, Fleur de bunker et Paix éclair. La mise en musique a été confiée à Marc Sens, auteur de guitares éthérées, valsantes, parfois distordues, Manusound assurant basse, claviers et machines, responsables du caractère onirique, venteux, voire angoissant de l’album et enfin Laul Girard, également 4 ou 6-cordiste, choriste et chargé des percussions.
Bâti autour de Babel et Paix éclair, deux longues colonnes d’Hercule encadrant ce court opuscule de 30 minutes, l’album chemine au cœur de paysages remarquables, entre beau et dévasté, carné même. Babel prend son temps pour se dévoiler : des limbes venteuses, la voix caverneuse, celle déjà révélée à l’époque de la tournée Des visages des figures (souvenir du dernier passage aux Eurockéennes de Belfort en 2002), claque avant d’énumérer telle une incantation chamanique, indienne, le terme « paix » en multiples langages, à un rythme élastique jusqu’à atteindre la cacophonie biblique. La paix comme un absolu universel, mais un absolu de moins en moins audible. Un absolu inatteignable ? La paix, comme un fil conducteur jusqu’à cette dernière piste, Paix éclair, un mantra en plein essor et au titre pensé comme un jeu de mot antithétique à la Blitzkrieg, la guerre éclair. Aujourd’hui, alors que dehors c’est toujours la guerre, la haine – il en connaît un rayon – le poète a peut être enfin trouvé, intérieurement, cette paix cathartique avec ces vers posés, conclusifs et renvoyant dans au roman de James Fenimore Cooper, « Le dernier, le mohican / Anachemowegan. » ou enfin le final et prophétique « ce cœur finira au bon endroit ».
Bien que la paternité de chaque titre soit distincte*, La dune et Diana présentent des similarités et une familiarité toute rimbaldienne. Jouant de boucles musicales, stridulations et d’une guitare aux coups de canifs distordus (La dune), ou se nimbant de claviers oscillant entre nappes de graves et vibes aigues (Diana), la prose de ces deux chansons est gagnée par l’omniprésence de la mort, du rêve, la bleuité dans toutes ses nuances (« Ne meurs pas sans avoir vu l’azur dévalé sur la plaine » ; « les poings serrés comme si / S’y gardaient des saphirs », « une traînée de poudre indigo », « Sous ses draps de paupières bleues » ). La sensualité aux accents de cosmogonies antiques, la rêverie accentuée par une voix versatile (grave et lente, aigue et fragile) mènent le chanteur à la complainte. Lamentation poursuivie avec Fleur de bunker. Ici la fragilité des chœurs côtoie le son d’un frémissement lointain (de battements d’ailes de papillon ?) et la frêle supplique « Accorde moi la trêve » se répète tristement au sein de cette berceuse où Cantat tend à rassurer l’autre : « Tout ira bien ».
Le cœur de l’album est davantage poignant, dur, brut la touche Férey peut être. Au texte rentre-dedans, succinct, répétitif, Détruit/Cassé tient musicalement du film d’horreur à la Hitchcock avec ses attaques sonores heurtées, tranchantes comme dans Psychose. Démarrant à s’y méprendre avec la mélodie introductive de l’Ave Maria de Schubert, Ta peau, valse renvoyant du côté de chez Brel, avec ses syllabes finales claquantes, accusatrices (Ces gens-là), évoque le torturé Nietzsche avec le vers « Humain, trop humain ». Carnage omniprésent, et torture morale sont de mises au contact et à la vue de cette peau qui abonde et ne peut plus être cachée, car extraite de charniers. Le titre qui s’accroche le plus à la couleur Noir Désir demeure Paix éclair. Vague cousin de A l’envers à l’endroit ou d’un 666.667 club, pour ses lointains élans arabisants, les guitares cristallines arpégées, glissantes, répandant leurs tremolos cèdent progressivement une place aux beats, claviers dans cette dernière plage gagnée par le rythme et le post rock que le groupe bordelais avait atteint au début des années 2000.
Là où Ferré chantait Aragon, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, Cantat chante pour deux à l’ombre de (la) Paz. Beau comme un papillon épinglé que l’on expose fièrement dans une boite au cœur d’un cabinet de curiosité, Paz a tout de l’album d’une beauté sombre et rare, une ode à la poésie, mais un album voué à demeurer confidentiel, bien plus accessible que Chœurs (2011). 7 titres qui sont peut être aussi une catharsis pour celui qui est jugé comme un paria, voué à l’ostracisme perpétuel dans la cité des arts. « Accorde moi la trêve ».
Artiste: PAZ
Album: Paz
Label/distribution: A-parté
Date de sortie: 24/04/2020
Genre: poésie postrock?
Catégorie : album rock
-Benoît GILBERT
Bonjour, une critique purement musicale de ce magnifique album, ça fait plaisir.
Pour information, la vidéo officielle de Ta Peau compte 30.000 vues et non 7000. Auxquelles s”ajoutent 20.000 vues sur deux autres chaînes. Ce n’est évidemment pas le gros carton, mais plus qu’honorable pour une sortie dans la discrétion la plus totale.