Quelques jours après s’être croisés à la Laiterie à l’occasion du concert de Mars Red Sky, rendez-vous avait été pris avec Nicolas Foucaud, membre des Los Disidentes Del Sucio Motel, pour une interview à propos de son dernier né, le projet Sapiens. Un entretien copieux mais qui balayait tout : de la genèse du projet à sa conception, en passant par son visuel, les difficultés rencontrées, voire même l’éventualité de quelques représentations sur scène.
Au terme de l’échange, il évoquera également la suite en préparation pour LDDSM…
N.B. : L’entretien ayant été généreux, nous avons décidé de le découper en deux parties distinctes. La première, consacrée exclusivement à l’album Sapiens, la seconde traitant aussi des Disidentes.
Bonne lecture.
Sensation Rock – Alors Nicolas, Sapiens c’est ton actualité en cette seconde moitié de 2019. Peux-tu nous dire quand naît l’idée de ce projet ?
Nicolas FOUCAUD – Il y a deux ans. Une envie de faire autre chose, parce que cela fait 15 ans que je joue avec les Disidentes et que de toute ma vie je n’ai fait de la musique qu’avec un gros son. J’avais envie de faire autre chose après la sortie de Human collapse. Et puis j’ai toujours aimé l’acoustique : j’ai appris, composé sur une gratte acoustique et là je me suis mis à bidouiller des vieilles idées, ça m’a redonné de l’inspiration. Et événement anodin, j’ai changé de guitare; la nouvelle fut comme un saint graal point de vue son, ça m’a complètement boosté. J’ai composé des bouts de chansons et un soir en bossant sur Surreal estates, le titre d’ouverture de l’album je me suis dit que celui-là irait bien à Julien Pras de Mars Red Sky et que ça serait cool de lui proposer de la chanter. De fil en aiguille, je me suis demandé pourquoi je devrais me limiter qu’à lui. Je pouvais inviter d’autres chanteurs que j’aimais et, pourquoi pas, faire tout un album de la sorte.
Sensation Rock – Depuis deux années, il y a beaucoup de formations estampillées metal qui se sont orientées vers une redéfinition de leur répertoire, comme vos potes de Klone, Lofofora également. Voir ce que font les copains, est-ce qu’il n’y a pas aussi le désir de tenter l’expérience du sans filet, de ce qui n’était pas toi discographiquement parlant?
Nicolas FOUCAUD – L’album de Klone et celui de Lofo sont sortis pendant que je travaillais sur Sapiens. Et cela m’a interrogé : tous ces mecs de mon réseau, ayant passé la trentaine, qui ont cultivé le gros son toute leur vie, j’avais l’impression que c’était une étape naturelle d’évolution musicale… Je me suis rendu compte en travaillant et en échangeant avec eux que l’envie était également là depuis un sacré moment et qu’elle apparaissait comme une opportunité à saisir. Poun de Black Bomb Ä a toujours adoré l’acoustique mais il n’avait jamais franchi le pas en direction d’un tel projet, idem pour Cédric Toufouti des Hangman’s Chair. Je sais que sur sa page Facebook il fait de temps à autres des petites reprises, seul avec son acoustique, mais avec le groupe il n’a jamais sorti d’album acoustique complet. A contrario chez les Disidentes, l’acoustique a toujours fait partie de notre univers, déjà parce que je compose beaucoup avec cet instrument avant de passer sur une électrique, mais aussi parce qu’il est une composante de notre univers. Dany est un grand fan du genre, du coup il était impossible de ne pas l’inviter sur Sapiens. Toutefois, le groupe n’était prêt à franchir le cap du disque acoustique, du coup je me suis lancé seul. Enfin, avec T-Bow.
Sensation Rock – justement, peux-tu nous parler de ton binôme ?
Nicolas FOUCAUD – T-Bow, de son vrai nom Thibault Fassler, est un guitariste de la scène alsacienne, avec pas mal de bouteille. Je l’ai rencontré grâce à un ami en commun, mais on a commencé à faire de la musique ensemble de manière sérieuse autour du projet The International Unplugged Rock’n’roll Society, un groupe de reprise monté par les Disidentes il y a quelques années. L’idée était de faire un gros concert ou une série de concerts, avec un show de plus de deux heures comprenant des standards du rock des années 30 jusqu’à aujourd’hui. Initialement, on l’avait embauché comme technicien guitare parce qu’il était vendeur dans un magasin de grattes et ensuite quand on a compris qu’il maîtrisait sa 6-cordes, on s’est dit que l’on allait profiter de l’ensemble de ses talents (rires). La mayonnaise a pris tout de même entre nous deux. Des deux, c’est lui le musicien-arrangeur, il aime bien partir d’une base et l’enrichir, c’est son kiff. Personnellement, je préfère partir d’une feuille blanche, donc on se complète bien, y compris pour nos jeux très complémentaires. Je sais qu’il est un excellent guitariste acoustique car c’est sa formation ; il est venu à l’électrique après. Il a aussi la casquette d’ingé son et de théoricien musical que je n’ai pas. J’ai certes une bonne oreille, mais des fois j’entendais des trucs que je n’arrivais pas à lui expliquer, parce que je n’avais pas le bon vocabulaire. Lui était capable de me dire : « oui, tu cherches à faire ça. Ça s’appelle comme ainsi. Etc. » Il a été une aide précieuse pour communiquer avec Patrick Watterer qui a également ce bagage de théorie pure. Sans lui, cela aurait été bien plus laborieux.
Sensation Rock – Pourquoi ce nom, pourquoi Sapiens ?
Nicolas FOUCAUD – On souhaitait un truc très universel, qui nous relie tous. Je voulais renforcer l’aspect participatif, collectif, humain du projet par le trait d’union unique, notre espèce, l’homo sapiens. C’est aussi une référence au côté mise à nu de l’acoustique, l’aspect brut : à l’enregistrement, tu perçois le moindre glissé sur les cordes… Quelque chose d’épuré, comme la pochette.
Sensation Rock – D’ailleurs, quid de cette pochette ?
Nicolas FOUCAUD – C’est un dessin de mon fils lorsqu’il avait 3 ans et qu’il était à la maternelle. Je n’avais même pas fini de composer les morceaux que je savais pertinemment que ce serait le visuel. Quand je l’ai vu à son retour de l’école, j’ai trouvé le graphisme assez fort : il a une tête marrante; on ne sait pas s’il rigole ou s’il est triste. Et puis il y a vraiment ce côté trivial et brut que j’apprécie beaucoup. La vision d’un sapiens à travers les yeux d’un enfant, ça va à l’essentiel.
Sensation Rock – Sur ce disque il y a 10 chanteurs différents. Etait-ce un critère du projet initial ou avais-tu à l’esprit de chanter ou faire venir tes acolytes de LDDSM ?
Nicolas FOUCAUD – Me lancer totalement en solo ne m’a pas traversé l’esprit. Je me considère d’abord comme un guitariste. Certes, je prends du plaisir à chanter, mais je n’étais pas prêt à le faire et c’était la bonne occasion pour faire un truc qui me faisait plaisir. Tous les gens que j’ai invités sont des personnes dont je suis fan avant tout. Il n’y a pas de démarche opportuniste.
Sensation Rock – Qui fut le premier contacté ? Et questions dans la question: qui fut le premier à accepter ? Et, y a-t-il eu des refus ?
Nicolas FOUCAUD – Je crois que c’est Cédric de Hangman’s Chair. On venait de faire une date avec eux à Orléans et on avait bien sympathisé en backstage. De lui-même, il m’a dit de me rapprocher de Poun de Black Bomb Ä, car selon lui, c’était évident qu’il allait kiffer l’idée. Evidemment, Dany est vite rentré dans la boucle car je le côtoie tous les jours, puis Julien Pras en 2017 lors de nos présences communes au Hellfest. Côté refus, Yann de Klone a rapidement décliné, faute de temps. Ils étaient en pleine composition de l’album entre autres. Ensuite, on a eu aussi un désistement : Palm prints fut initialement écrite pour Lo des Parisiens de Loading Data. C’est l’un des premiers chanteurs auquel j’ai pensé. On se connaissait depuis plus de 10 ans car ils sont issus également de la scène stoner française. Il avait commencé à faire une maquette sur ce morceau, mais suite à un gros problème personnel, il a dû se retirer du projet. C’est Mathieu Dottel (membre de Bukowski, NDLR) qui l’a remplacé. Il était aussi dans ma shortlist de chanteurs mais comme il m’en fallait 10… Mais ce qui fut cool c’est que Mat’ et Lo sont potes, du coup ça s’est fait naturellement et question style de chant ça collait également. En l’espace d’un mois, il a écrit son texte, la mélodie et s’est enregistré et a tout envoyé ; un gars d’une efficacité redoutable pour un titre mortel. Si j’avais pu, j’aurai fait un triple album en inventant davantage de personnes !
Sensation Rock – Ok, tu me permets de faire la transition avec la question suivante : comment s’est déroulé le processus de création ?
Nicolas FOUCAUD – Au l’origine, j’avais 2 ou 3 morceaux prêts, dont celui pour Julien Pras. Puis au fur et à mesure que je recevais les réponses des chanteurs, je me lançais dans l’écriture, avec l’idée qu’il fallait un truc qui leur correspond, tout en les sortant de leur zone de confort. Tout l’intérêt artistique du projet : de la cohérence mariée à de l’originalité. J’ai donc composé par chanteur. Pour Steve Perreux, un ami depuis l’adolescence et membre de Robot Orchestra, je savais quel style de musique il aimait, où je pouvais l’amener, vers quelque chose de pêchu avec des tonalités mineures. Pour chacun, je me suis replongé dans sa discographie, ses ambiances, ses façons de chanter et ça s’est fait naturellement. Le seul morceau que je n’ai pas composé à la base c’est celui interprété par Forest : c’est T-Bow qui en est à l’origine et qui, un soir, a joué cet arpège de guitare à la maison. Ça m’a plu d’emblée et on a commencé à le retravailler pour en faire un morceau. On s’est dit qu’il irait très bien à Forest. Ce mec peut tout chanter, c’est quelqu’un de très installé dans le milieu acoustique, même s’il vient du punk rock à la base. Et ça a donné Cognitive dissonance. (…) Ils ont tous reçu une démo de guitare acoustique, brute de décoffrage. On leur avait donné carte blanche : faites ce que vous voulez pour les textes, les mélodies et quand c’est prêt, renvoyez-nous vos enregistrements. Charge à nous ensuite de faire le reste, et que cela soit cohérent avec leur chant.
Sensation Rock – On parle des chanteurs, mais dans les crédits pour la musique, il y a aussi pléthore d’artistes. Pourquoi ces personnes ? Peut être des potes de Strasbourg, mais pas que ?
Nicolas FOUCAUD – T-Bow et moi, nous ne sommes pas multi-instrumentistes. On assure pour toute sorte de guitares, de basses, j’ai fait quelques lignes de chant mais tu ne construis pas un album avec seulement ça. Il nous fallait un bon batteur, des cordes, des arrangements violon, violoncelle, des cuivres, etc. Donc on ne s’est pas limité dans notre créativité sous prétexte que l’on ne savait pas jouer de ces instrus. On a décidé de chercher les instrumentistes intéressés et on leur a écrit et enregistré ce que l’on entendait dans nos têtes. C’était l’occasion aussi de se faire plaisir et de faire jouer les copains. Le premier à qui on a pensé c’est Patrick Wetterer. Ce dernier a fait les mix de l’album, des prises batterie, certaines au piano. On a été longuement dans son studio, il a fait un gros travail d’ingé son et d’arrangeur sur les pianos car c’est un excellent pianiste. Il joue au sein du groupe Ernest, dans un registre chansons, plus que rock pur. Il a un vocabulaire musical énorme, c’est une encyclopédie. Tu peux le mettre sur n’importe quel style de musique, en un quart d’heure il aura compris où tu veux aller et ce qu’il peut t’apporter. On a fait intervenir Victor de Dirty Deep pour l’harmonica.
Il n’y a pas de voix féminine en lead, mais on a des backing vocals assurées par Zeynep Kaya d’Hermetic Delight ou Melody du groupe Ballerine. Audrey Braun de Joy & Glory nous a joué de la contrebasse sur Dead ringers, ma copine a fait des pianos, mon père de l’accordéon alors qu’il n’avait pas touché l’instru depuis 20 ans. J’en oublie plein. C’est un tel projet participatif dont j’ai parlé à beaucoup et, pour lequel, nombre de mes copains me demandaient s’ils pouvaient y participer. Du coup ils ont monté des lignes de basse et ainsi. Toutes ces participations sont des valeurs ajoutées qui n’ont pas de prix.
Sensation Rock – Concernant la présence de ton père sur le disque, j’avais relevé l’info dans les crédits. Ça lui a fait quoi de créer de la musique avec son fils?
Nicolas FOUCAUD – Il était très honoré. Sur ce morceau, Dead ringers, on ne souhaitait pas que le liant soit à base de nappes. On entendait plutôt de l’accordéon, du bandonéon. T-Bow ne connaissait personne, moi j’avais mon père dans un coin de ma tête. Quand je lui ai proposé, il a dit banco: on va le faire jouer ! Mon père a bossé de son côté et lors de vacances il est venu enregistrer à la maison. Sur cet album, il y a trois génération : mon père, moi et mon fils.
Sensation Rock – A l’écoute du disque, c’est indubitablement les années 90 qui viennent d’emblée à l’esprit. Est-ce là une source d’inspiration, une forme de nostalgie des Unplugged de Nirvana, d’Alice In Chains ?
Nicolas FOUCAUD – Je suis un enfant du rock des années 90. Personnellement, les deux âges d’or du rock sont les années 70 et les années 90. J’ai appris la musique, la guitare avec ces groupes 90’s qui ont marqué mon adolescence : Nirvana, Alice In Chains, Foo Fighters, Pearl Jam… ça fait partie de mes grosses influences. Pour les 70’s : Led Zeppelin, Pink Floyd et Black Sabbath à fond. (…) J’aime les belles mélodies, les beaux arrangements, qu’une musique soit travaillée. Tu évoques l’acoustique d’Alice In Chains. Pour moi c’est l’un des 10 albums que j’amènerai sur une île déserte. C’est un chef d’œuvre absolu et pourtant le premier morceau, c’est le même rythme pendant 4 minutes, les mêmes accords qui tournent et étonnamment, tu ne t’ennuies pas parce que le truc est tellement bien arrangé dans sa progression, dans sa construction, la voix… Aujourd’hui, j’ai l’impression que les artistes ne creusent moins la tête dans les grilles d’accords, c’est souvent les mêmes combinaisons, le son est stéréotypé et c’est dommage. Donc oui, je suis très nostalgique des 90’s.
Sensation Rock – Revenons un instant à la présence d’un accordéon sur l’album. Ça fait penser au Unplugged de Nirvana et à la partie de Kris Novoselic sur Jesus doesn’t me for a sunbeam.
Nicolas FOUCAUD – Ce titre je l’adore. Clairement pour Dead ringers, le morceau de Julien Cassarino, ma référence c’était Jesus doesn’t me for a sunbeam. Pour T-Bow également.
Sensation Rock – Y a-t-il d’autres influences qui planent au-dessus du projet ?
Nicolas FOUCAUD – Peut être également de la trip hop. J’adore Massive Attack; Mezzanine fait aussi partie de mes albums préférés. D’ailleurs avec les Disidentes, nous avions fait une reprise de Teardrop. Morcheeba, Archive, … des formations qui influencé indirectement. Le son de caisse claire de Red wine lullaby est proche de Massive Attack, celui sur Le feu qui danse plus dans la veine de Morcheeba.
A suivre la seconde partie de cet entretien, celle-ci évoquant également le groupe Los Disidentes Del Sucio Motel.
-Propos recueillis puis retranscrits par Benoît GILBERT
Crédits photos: Benoît GILBERT, sauf photo promotionnelle: Elise Muths-Fassler (www.le-cocon-de-zouh.fr)