Marie Davidson et Pierre Guérineau sont cernés d’une aura fascinante. Tels deux personnages lynchéens, ils forment le duo Essaie Pas, mais c’est pourtant avec générosité et simplicité qu’ils ont pris le temps de nous parler avant la soirée Tennage Menopause Records qui avait lieu jeudi 21 avril 2016 au Point Ephémère (Paris). Nous les rencontrons avant leur concert, le soleil tranche avec leur univers fait de nuits comme des tunnels infinis (Demain est une autre nuit, chronique).
Vous voilà partis pour cette tournée européenne qui traverse Bourges et atteindra Berlin. Êtes-vous satisfaits par vos premières dates ?
Marie : On a joué à Nancy mardi dernier avec Matias Aguayo et son nouveau groupe, c’était super, la salle L’Autre Canal a une bonne acoustique.
Pierre : On aime ce que fait Matias Aguayo et son label Cómeme depuis plusieurs années on était content de pouvoir jouer avec.
Est-ce que vous allez adapter votre set selon les lieux ? On voit que vous aller jouer dans des endroits très différents, allant des petites salles au Berghain (Berlin)… Vous comptez orienter votre son dans une direction plus “club” pour cet espace ?
Marie : Non, on a un set consistant de 50 minutes, qui est très orienté dance-floor, il n’y a plus de morceaux avec des guitares. C’est un set dense, conçu pour les clubs. Avec tout de même certains moments atmosphériques.
Pierre : Ce set est fait pour danser. On peut adapter parfois la durée de certains morceaux.
Vous êtes d’ailleurs maintenant chez DFA Records, un label électronique, alors qu’auparavant c’était Tennage Menopause Records et Atelier Ciseaux.
Pierre : Tout s’est fait de manière très naturelle. Nous étions amis avec Abraham de Mind Records, qui lui-même est un ami de François et de Elzo, de Teenage Menopause Records. Il avait acheté notre cassette autoproduite en 2012 et nous a proposé de sortir un disque en 2013.
Marie : Puis en 2014 il y a eu Atelier Ciseaux.
Pierre : Rémi (Atelier Ciseaux) nous a contactés. Il avait déjà sorti Police des Moeurs, qui sont nos amis à Montréal. Il nous a proposé de faire un split ; pour nous c’était l’occasion de sortir de nouveaux morceaux. Quant à DFA, nous faisions la première partie de Factory Floor à Montréal, puis un remix. Nous sommes restés en contact et leur avons envoyé des morceaux sur lesquels on travaillait.
Plus qu’une évolution de labels, vous avez aussi déployé une évolution stylistique, puisqu’au départ votre duo était très expérimental, orienté blues/rock, atmosphérique, proche de Badalamenti…
Marie : Et ce qui est étonnant, c’est que l’on va jouer au Silencio (le club de David Lynch) sur cette tournée alors que la musique que l’on faisait il y a deux ans était beaucoup plus adaptée. David Lynch est une de nos grosses influences, même si ça paraît moins sur ce disque-là. Il y a une connexion qui fait sens.
Cette évolution stylistique est aussi partiellement dûe à la technique que vous utilisez, avec l’arrivée de boîtes à rythme et de séquenceurs…
Marie : Il y en a toujours eu, même sur le premier album avec Teenage Menopause, mais c’était plus rudimentaire. Nous avons maintenant du meilleur matériel et on a appris à mieux l’utiliser.
Pierre : Notre usage s’est aussi transformé car on voulait une section rythmique. Moi je ne suis pas très bon aux percussions, Marie non plus, donc c’est pour une raison pratique qu’on s’est mis aux machines.
Marie : Et dès qu’on s’y est mis, on a adoré. Moi, parallèlement, j’ai commencé à utiliser des séquenceurs dans mes projets solos et cela a créé un déclic. Je n’avais plus envie de faire autre chose. Mais tout ceci est une évolution progressive. On utilise aussi maintenant des logiciels, ce qui au départ nous semblait totalement inconnu.
Pierre : C’est important d’utiliser de nouvelles choses, de toujours rester en évolution, pour ne pas se répéter. On ne veut pas s’ennuyer, c’est pourquoi on ne réutilise ni le même matériel, ni les mêmes idées. La vie est trop courte pour se répéter.
Est-ce que vous avez tout de même des valeurs sûres, des instruments, des marques qui vous suivent depuis le début ?
Marie : Je n’ai pas de marques fétiches, mais des instruments, oui. Moi c’est le Monotribe, le premier séquenceur que j’ai acheté en 2012. Le drum-machine 707 m’a aidée à apprendre à programmer des beats, c’est très intuitif, instinctif. On aime tous les synthétiseurs ; faute de budget on ne peut en avoir plus. J’utilise maintenant un electribe 2, j’aime beaucoup ses sons, moins rudimentaires que la première version, avec plusieurs oscillateurs et plusieurs paramètres. Au final j’aime beaucoup Korg !
Pierre : Korg et Roland ont compris l’intérêt des gens pour des sons analogues, cela reste accessible et de bonne qualité. On a aussi des synthés vintage qui eux, nous suivront toute notre vie.
Marie : J’aime l’idée que la musique soit accessible. En discutant avec mon ami David Christian, il me disait que dans les 80’s, il fallait travailler un an pour s’acheter un sampler ou un synthé. Les gens ne pouvaient se procurer qu’un instrument, qu’ils utilisaient à fond. J’aime l’idée que, même si c’est maintenant plus cheap, on peut essayer plusieurs choses, le matériel est accessible, c’est plus facile d’avoir des initiatives.
L’accessibilité semble vous importer beaucoup…
Pierre : Oui, c’est une démocratisation. Je pense à la musique qui sort des ghettos de Lisbonne, les kids qui ont juste cracké une version d’Ableton Live et qui commencent à faire de la musique, je trouve ça super.
Marie : On n’est pas élististes ; tout le monde a des oreilles donc le travail sur le son devrait être accessible à tous.
Vous utilisez la voix, qui est l’instrument le mieux partagé qu’on puisse trouver, en la faisant primer sur le texte. Comment construisez-vous cette fonctionnalité de la voix ?
Marie : On se concentre sur le son. Bien sûr, on soigne nos textes. Je choisis tous les mots, toutes les intonations, par rapport aux sons de la pièce qui vont déterminer l’orientation des syllabes ; la prosodie dépend de la musique.
Pierre : C’est à partir des morceaux que l’on détermine si l’on choisit une voix féminine, masculine, ou un dialogue entre les deux.
Vos lignes de chant sont principalement en français, ce qui surprend puisque la francophonie a une mauvaise réputation en terme mélodique… Les groupes utilisent le français pour la possibilité des textes, mais pas pour ses qualités sonores…
Marie : Nous avons déjà fait deux titres en anglais, mais c’est tout. Le français reste notre première langue, mais ce n’est pas par choix politique comme on le pense parfois au Québec. Je suis fascinée par l’expérimentation sur les sons, par exemple avec le “yaourt”, qui se situe entre le langage parlé et le son pur.
Demain est une Autre nuit est un album que l’on synthétise en trois mots : nocturne, errance, obsession. Quelles références artistiques pourraient résumer l’univers qui vous y déployez ?
Marie : L’errance et l’obsession ne sont pas des directions volontaires, c’est l’interprétation qui est venue a posteriori. Mais c’est un album nocturne dans le sens où vivre la nuit est devenu notre mode de vie, c’est un choix qui a suivi la fermeture de La Brique, notre tournée de 2013 et l’enregistrement que nous faisons dans un studio que l’on nous prête durant la nuit. Pour les références, il y a donc l’expérience du clubbing, les tournées qui baignent dans cet univers électronique (que l’on retrouve sur tout l’album, excepté sur La Chute), l’italo-disco, l’EBM. La Chute a été influencée par la chanson française, que l’on écoute beaucoup. Christophe, Brigitte Fontaine, France Gall, Gainsbourg. J’aime aussi beaucoup Mylène Farmer ainsi que Les Béruriers Noirs, qui reste un des meilleurs groupes français que je connaisse.
Pierre : Il y a aussi les films, David Lynch, L’Année Dernière à Marienbad (Alain Resnais), les compositions de Georges Delerue.
Essaie Pas, cela provient de l’épitaphe inscrite sur la tombe de Charles Bukowski, “Don’t Try”. Cela me fait aussi penser à le phrase “Je préférerais ne pas” de Bartleby Le Scribe (d’Herman Melville), qui est un archétype de l’absurdité, de l’absence à soi-même. Recherchez-vous, vous aussi, une forme de blancheur, de neutralité, d’oubli de soi, à travers ce projet ?
Pierre : Essaie Pas, c’est en vérité une injonction : “Essaie”. C’est tout sauf de l’indifférence.
-Clémence Mesnier
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Crédits photos : Sophie Richardoz : sophiedozshootsconcerts.tumblr.com
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Merci à Marie Davidson et Pierre Guérineau ainsi qu’à Antoine Lang de PIAS.