Il est des première fois qui auraient dues vous marquer à tout jamais. Il est de premières fois qui au lieu de se passer, n’ont pas lieu du tout. Un peu comme un rendez-vous galant manqué…
J’avais résolu de faire vivre à mon petit garçon son premier concert d’un artiste majeur. Mon petit garçon est devenu grand, la faute à une pandémie mondiale, mais aussi à cette époque troublée et troublante qu’est l’adolescence. La faute aux multiples reports de ce concert, qui de report en report, amenuisaient l’idée même qu’il aurait un jour lieu.
J’avais choisi John Butler, un peu incrédule d’abord à imaginer qu’une telle pointure de la musique puisse se déplacer dans notre cité bisontine. Deux années se sont écoulées depuis l’annonce initiale de ce concert qui devait, pour plusieurs raisons, s’avérer mythique.
La venue de l’Australien né aux États-Unis, star mondiale, multi-instrumentiste de génie, et pourtant tellement humble (au point il y a quelques années de se rendre en Inde, et sous la férule du maître de la guitare hindustani Debashish Bhattacharya, de s’exercer de l’aube au crépuscule), tenait donc du rêve éveillé.
Mythique également, parce que ce concert devait sceller un peu plus les liens entre un père et son fils. Je n’ai pas grand chose à offrir, pas de possession matérielle, pas de fortune sous mon vieux matelas, juste une tendresse infinie pour mes gamins, et une admiration sans bornes pour les artistes qui rendent ce monde un peu moins laid.
C’est donc sereinement, mais avec une pointe d’appréhension par peur d’être déçu, que nous nous sommes rendus aux bords du Doubs, sous la domination encalminée cependant que bienveillante de la Citadelle.
Là, il y avait foule. La Rodia allait être pleine comme un œuf. Un peu plus bas, la silhouette de Boban, notre animateur vedette, connu comme le loup blanc dans la région et une petite bande heureuse d’être enfin réunie sous la bannière du live.
C’est donc accompagnés que nous entrâmes dans l’antre de la bête de scène. Je délaissais quelques instants mon grand, accrédité photos que j’étais, le confiant à la surveillance de Bob (j’espérerais secrètement qu’il ne lui livrerait pas tous mes travers, non mais !).
Une première partie féminine, Elana Stone, sorte de Kate Bush électro pop, dotée d’une voix cristalline. Beaucoup de légèreté, et après les événements récents, une respiration salutaire.
Ordinateurs, claviers, l’Australienne n’avait pas partie gagnée, mais le public venu pour son concitoyen est à son image : tout à l’écoute et bienveillant. Elana remporta donc assez rapidement le match, mais nous avions gagné une nouvelle artiste attachante.
Encore un peu de patience avant l’arrivée du maître, et puis soudainement, les lumières se tamisent, les discussions cessent, et John entre en scène, reste debout, attrape deux morceaux de bois sans doute insulaires, et loin du micro, ouvre son set par un a capella. John frappe le sol pour mieux appuyer sa rythmique et son propos.
On ressent la profondeur et la force des premières nations australiennes, le mystère démesuré et la splendeur des paysages.
Entrée en matière osée, qui met le public dans les meilleures dispositions : à l’écoute.
L’homme semble à l’aise, drôle, sympathique, et touchant quand il essaie de prononcer le nom de Bé/zon/son. Aucun problème, John, tu peux déformer autant que tu le souhaites le nom de notre cité, elle est déjà conquise.
Déjà la chaleur oppressante de la salle fait ses premières victimes. Une femme enceinte, puis notre Jean-Christophe font un malaise. Assez sérieux pour qu’on sorte précipitamment de la salle, que l’on fasse un premier bilan, et que par mesure de sûreté, on décide de prévenir les secours pour une prise en charge. Alors oui, j’ai raté une partie du concert que j’attendais depuis si longtemps, mais je ne regrette absolument pas d’avoir, avec mes humbles moyens, porté secours à une personne. Ce qui définit un Homme (notez le H majuscule, cela vaut également pour une femme), ce sont ses actes plutôt que ses mots. Au passage, merci à la Rodia et ses équipes jusqu’à son directeur Manou pour leur gestion sans faille de la situation.
Retour au concert. Nous avions eu Better Than, puis Kimberly. D’une oreille lointaine, j’ai entendu l’un des titres que je préfère, Wade In The Water, et n’ai pas pu saisir les quelques autres morceaux joués par le maître dans le laps de temps où j’étais absorbé ailleurs. Sorry, mates…
John est loquace, entrecoupe ses titres de leur histoire, en se livrant avec une pudeur qui l’honore. Avant Faith, il nous explique qu’il a parfois pu ressentir la présence d’une force supérieure, peu importe comment on la nomme. Il formule le vœu que chacun d’entre nous trouve une raison de croire, un socle qui nous tienne debout et aligné de tout notre être. Mythique, donc, mais mystique également. Cet homme est un saint, un Dieu à nos yeux et nos oreilles, et pourtant, il est en quête d’une vérité, d’une foi en quelque chose ou quelqu’un. Et ce n’est sûrement pas de la fausse modestie étant donné le parcours et l’éthique du bonhomme. Personnellement, j’ai toute foi en lui… Faith, donc, l’un des temps forts du concert.
Puis John se fait plus grave, évoquant la situation internationale, les bombardements, le changement climatique, et dépose en offrande sacrificielle le sublime Ocean.
Un grand moment, le public est tantôt en hyper vigilance, tantôt en extase, tantôt surexcité. Et il y a de quoi, parce que ce morceau d’anthologie passe par toutes les sonorités, par toutes les couleurs, par toutes les ellipses et les failles spatio-temporelles. Un morceau de bravoure autant qu’un uppercut à la mâchoire. J’ai soudain mal à l’âme, des larmes peut-être tristes, peut-être être heureuses, ruissellent le long de mes joues barbues. Me voilà atomisé par le sacré, touché en plein cœur par la beauté, la grâce, la maîtrise du son d’un artiste que je pensais connaître sur le bout des doigts. John est un virtuose, personne ne peut le nier. Mais il est bien plus que cela. C’est un sculpteur de son, autant qu’un sculpteur de temps. Il émane de lui une aura christique, une force dont nous, simples mortels, semblons dépourvus. À moins qu’à la différence de qui nous sommes, il ait lui réussi à percer ce mystère et à nous en faire humblement profiter.
Il reste humain, et s’y reprend à trois fois pour auto-sampler la rythmique de Zebra. Même lui reste, parfois, faillible. La pa pa la la, pa la la la, la pa pa la la, pa da da la la. Il évoque également son père, dans le poignant “Coffee, methadone and cigarettes”.
Le rappel n’est pas très long, John ayant d’autres dates à honorer. Mais il nous laisse chanter en chœur sous sa direction sur la chanson écrite pour son premier enfant, sa fille Lucia, 19 ans il y a peu et auteure d’un premier album. Si les chiens ne font pas des chats, il y a urgence à découvrir le travail de cette demoiselle…
Peaches & Cream, donc.
“All I know is all I know is
I love you, is I love you.”
Un concert d’anthologie, pour toutes ces raisons. La plus belle étant la lueur dans les yeux de mon fils. Et pour ceux qui s’interrogent, JC et la future maman vont bien.
Remerciements : Bob, La Rodia, les sapeurs-pompiers de Besançon