Le Serpent à Plumes / 2015
Plus qu’une biographie des Cramps, Louis-Stéphane Ulysse propose avec ce livre une divagation, une promenade fictive autour de Poison Ivy et Lux Interior. En leur faisant dire “nous vivions dans le même monde que les autres, mais nous le regardions autrement, c’est tout”, l’auteur se livre à une affirmation du pouvoir de l’imaginaire et de la singularité.
En lieu et place d’une fiction linéaire, Louis-Stéphane Ulysse déstructure le texte, se focalisant sur les trajectoires de plusieurs pôles de personnages qui s’entremêlent. Deux régimes narratifs se dégagent.
Le premier, à la première personne du singulier, rapporte les pensées de Schoulberg, ex-agent artistique ayant quitté sa profession suite à la médiocrité des groupes se présentant à lui. Après une tentative de suicide qui l’amène à faire une “expérience de mort immédiate”, le voilà devenu médium et installé à Los-Angeles. Dans ces moments où le lecteur est placé dans l’esprit de Schoulberg, c’est une introspection à laquelle il est livré. A deux reprises, l’introspection tendra jusqu’à la prose poétique – “je suis dans le noir… On dit qu’il vaut toujours mieux écrire comme si l’on était mort”.
Mais c’est surtout une narration externe qui prime, relatant la faune barriolée de cette époque (70’s/80’s), ces passages-là ne prêtant pas intérêt à la chronologie.
Ce style aparemment dénué de logique était déja compris dans le nom de scène complet de Poison Ivy, Poison Ivy Rorschach. Du nom de ce test psychologique de projection dans des formes symétriques à partir de laquelle établir un diagnostic. Il est toujours question de vision avec Médium les jours de pluie ; visions d’hallucination, visions du passé ou posture d’observation du monde.
Bien entendu, des parcelles d’histoire “vraie” se trouvent à l’intérieur des chapitres, ne serait-ce qu’avec une attirance pour l’anecdote, comme on le voit à propos de l’origine du thérémine, cet instrument fonctionnant via un champ éléctro-magnétique qui inspira Robert Moog pour ses synthétiseurs. On y trouvera aussi quelques passages analytiques autour des Cramps et de leur oeuvre (Taboo, une reprise de Gene Summers sur laquelle la voix de Lux semble déjà tournée vers sa propre fin).
Ce livre est une histoire de temps, de mort et de corps. “Les corps”, c’est le nom choisi par les morts pour désigner les vivants. Incarnation, désincarnation. Après sa tentive de suicide, Schoulberg revient avec “l’effet d’être devenu une espèce de grosse momie Michelin”. La mort est ici une composante de la vie à prendre avec ironie, de ces cynismes qui masquent le spleen sous un couvercle acerbe de mordant. “La voix de Lux, l’air de rien, en retenue, sans jamais l’exprimer, induisait comme une lassitude, un presssentiment sur sa propre fin quelques années plus tard”. Le spleen ne s’exprime pas verbalement, il se ressent et se construit à l’aide d’images fortes, comme celle de l’oncle de Schoulberg, atteint du sida, qui pleure des larmes de sang.
La corporéité comme métaphore du temps “nos souvenirs sont de la merde, ils ne nous donnent que la brûlure du regret”. Le souvenir comme une gangrène, stigmate du passé -“Schoulberg paraissait se noyer de façon compulsive dans un passé qu’il n’avait pas connu”. Si le temps est lié à la mort, il l’est aussi à sa inverse, la pérennité. Pérennité d’une oeuvre “est ce que les Cramps pouvaient vieillir ? Pas leur musique – qu’on le veuille ou non, ils avaient gravé des titres dans l’éternité”, “leur gosse, c’était le groupe, sans place pour autre chose” ; pérennité utopique des êtres -“il n’était pas question que l’un d’eux meure avant l’autre, ils avaient passé leur vie à se le promettre”. Tout comme il est lié à l’amour, à travers des exemples de la perte : “elle n’avait rien à partager avec des gens qui n’avaient pas encore été confrontés à la perte, de celle qui dévaste tout et vous laisse sans rien”.
Faire du simple pour exprimer l’innommable (la mort par un regard vide, “comme si ce qui venait d’arriver ne l’impressionnait pas plus que ça”), pour figurer le non-représentable. Ici, les morts ressemblent à des ombres électriques : “avez-vous déja été flâner sur les quais d’une grande gare ou dans une salle des pas perdus, sans but précis ? Et bien, la condition des morts, pour nombre d’entre eux, ressemble précisemment à cela”.
Le style de Louis-Stéphane Ulysse abuse de la virgule et du point de suspension, des signes de ponctuation qui perdent ici leur but premier d’aération du texte pour donner un effet de flottement. La virgule accumulée perd le fil logique et contribue à un fonctionnement par association d’images. Le point de suspension parsemant chaque phrase fait douter sur le degré de réalité.
Médium les jours de pluie est aussi un livre comique qui abonde de “punchlines” avec un goût de l’hyperbole grotesque (“des filles en bonnet 395Z” ), de phrases d’accroche qui marquent. Pêle-mêle : “allez tous vous faire enculer dans vos technos parades de puceaux anesthésiés” ; “quand Schoulberg lui demandait de quelle maladie il souffrait, l’oncle répondit sans ambages : “la varicelle, connard, comme tous les pédés !””.
Il faut donc avouer que c’est un livre dans lequel on ne peut plonger à corps perdu, sans connaissance préalable ou sans volonté établie de se perdre tant il est plein de circonvolutions. A travers Schoulberg, c’est une représentation de l’écrivain qui se dessine, de cette posture à demie impliquée dans les évenements, omnisciente et observatrice. L’écrivain, médium des jours de pluie.
-Clémence Mesnier