Samedi 10 octobre, avant de monter sur scène pour un live stupéfiant, organique, avec un dispositif lumineux qui semble être vivant et qui souligne les mouvements des morceaux, deux des membres d’Ez3kiel, Joan Guillon (machines et guitare) et Stéphane Babiaud (batterie) sont revenus sur le parcours de ce groupe maintenant mythique mais toujours atypique dans la scène française, leurs influences et leurs compositions.
SR : Ce concert intervient dans le cadre de la fête de la science. On a tendance à créer une dichotomie entre arts et science, à ne jamais créer de passerelles ; or, avec votre dispositif scénique on a justement l’impression que vous créez des liens entre un aspect technologique, mécanique, et le côté artistique de la musique. Est-ce que c’est une recherche, un but vers lequel vous aspirez ?
Ez3kiel : Tout à fait. C’est surtout avec Yann (Nguema, à la création visuelle) que ce biais là est pris, c’est plutôt son rayon. On a été en résidence pendant deux ans à la salle Hexagone (à Meylan, à côté de Grenoble) et on était les deuxièmes artistes à rencontrer des scientifiques, des musiciens. La résidence accueille des arts pluriels et si les artistes ont un projet, des scientifiques sont à leur disposition. Cette résidence a beaucoup apporté au groupe.
Vous avez déjà beaucoup tourné avec cette mise en scène, L.U.X. Quelles ont été les évolutions depuis le début ?
Yann avait commencé à bosser sur le mur en proposant des situations, des couleurs, puis il les a placées par rapport à des morceaux, pour coller au mieux. Une fois qu’on a commencé le travail en résidence, il a fait en fonction de la musique que l’on composait et ça s’est affiné. Maintenant, la scénographie est fixée depuis quelques temps.
Vous avez sorti le clip de L’Oeil du Cyclone sous le format d’un film d’animation tout en fluidité. Pourquoi avoir choisi ce style, qui penche vers le manga ? Comment avez-vous connu l’artiste (Masanobu Hiraoka) ?
On l’a découvert sur internet en errant dans les méandres de la toile. On adorait ce qu’il faisait. Il n’avait jamais réalisé de clip, seulement des vidéos, sous forme de sound-design. On a réussi à avoir son contact et on lui a demandé. Il trouvait le morceau trop long, ça lui demandait trop de travail, on a donc été obligé de couper le morceau. Même si c’était difficile au départ, finalement on est content du résultat, d’autant plus que c’est notre premier clip.
Ce clip va dans un mouvement de fluidité, de régénération, de renouvellement. Il donne une certaine conception de la temporalité. Que pensez-vous justement du temps en musique ? Vous travaillez beaucoup vos morceaux dans le sens d’une progression, avec des morceaux en longueur.
Moi (Joan), c’est une chose à laquelle je pense constamment lorsque je fais de la musique. Je me rends compte qu’avec le temps, si on met de plus en plus d’attention à ne pas perdre les gens, c’est chiant. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui arrivent à faire des longs morceaux en se renouvelant et en créant des ambiances différentes. C’est le travail de presque toute une vie. Le temps est dur à gérer lorsqu’on fait de la musique, avec tous les outils que l’on a. Quand on travaille sur les machines, on peut perdre toute notion du temps ; il faut donc être vigilant entre ce qu’on ressent et ce qui sera entendu.
Est-ce que cette perception du temps, de la scénographie, de la forme “d’anonymat” (vous portez plus l’attention sur la musique et la mise en scène que sur vous, en tant que musiciens, sans mise au premier plan du sujet jouant), sont là dans un but d’immerger le spectateur dans un ensemble, une parenthèse ?
C’est plutôt un rejet qu’on a eu dans les années 90. Tous les groupes se mettaient en avant. On n’a jamais voulu faire ça, on a préféré rester dans l’ombre et que les gens parlent de notre musique plutôt que de nous. Par exemple on a toujours eu du mal avec les photos de presse, mais on est obligé de le faire pour les médias. L’intérêt est sur ce qu’on a à proposer. On a aussi rejeté la démagogie de beaucoup d’artistes, de groupes qui donnent une image à leur public mais se comporteront à l’envers dans les loges. C’est aussi un reflet de la musique instrumentale. Forcément, quand il y a un chanteur, c’est compliqué de ne pas mettre une photo. On préfère mettre les visuels de Yann en avant.
A propos de L.U.X, il y a deux lectures qui se dégagent et sont assez opposées. D’un côté, ce serait un album composé pour la scène, et d’un autre j’ai lu une critique le qualifiant de “BO mentale” à écouter au casque, “les yeux fermés”. Qu’en pensez-vous ?
On a souvent mis du temps entre la fin de l’album et le moment où on arrive sur scène. Là on a essayé de laisser s’écouler le moins de temps possible pour enchaîner l’album et la scène. On a composé à trois, guitare/basse/batterie, le reste n’est pas calculé. Mais l’idée d’une “BO mentale” convient très bien.
Il faut toujours que des cloisons soient mises, on vous a d’abord catégorisé comme un groupe dub et maintenant comme post-rock. C’est formel, mais est-ce que cela résulte d’un changement dans votre conception de la musique ? Le dub serait plus instinct et le post-rock cérébral.
On n’a pas fait de différence entre les deux ; début 2000 on a fait deux albums, en 2001 (Handle With Care) et en 2003 (Barb4ry). Ensuite, Naphtaline n’est pas du tout dub, Battlefield non plus. C’est une étiquette qu’on a eu, une scène sur laquelle on évoluait. Le dub était un prétexte pour expérimenter. Et même le terme post-rock est un peu prétentieux.
On a aussi parlé de vous comme d’une “bande originale du troisième millénaire”, vous utilisez beaucoup l’outil numérique pour vos visuels, quelles sont vos références artistiques ? Êtes vous orientés vers une thématique rétro-futuriste ? Votre musique me fait penser à la BO d’Under The Skin faite par Mica Levi, film sur la matière, l’enveloppe corporelle, avec une BO qui travaille la texture, un peu ce que vous faites aussi.
C’est très large, des films, des musiques de film, des personnages qui peuvent aussi nous marquer. Comme beaucoup d’artistes. Moi (Joan), ce serait Jim Jarmush pour ses BO, Quentin Tarantino aussi. Les BO ont une importance très forte.
Dans l’univers que vous avez créé il y deux pistes qui se dégagent : un vocabulaire épique, lyrique (Battlefield, Valhalla, Versus) contre une certaine forme de neutralité (personnages androgynes, blancheur). Ce sont des thématiques que vous avez cherché à créer ou elles sont venues intuitivement ?
Ce n’est pas vraiment réfléchi, ni dit. On a cherché à faire un album avec plus de guitares pour contrecarrer le côté doux et poli de Naphtaline. L’humeur de l’album a commencé à sortir, l’ordre des morceaux, leur titre. Puis une cohérence. On affine, mais on n’agit pas de façon délibérée, on se laisse guider.
D’ailleurs, à quel moment trouvez-vous les titres des morceaux ?
Ça dépend, beaucoup de titres évoquent quelque chose (des personnages de films qui influencent la musique) et parfois on fait des listes de noms qui finiront par correspondre avec ce que l’on compose.
Est-ce que vous avez des coups de coeur dans la scène actuelle ?
Jeanne Added, qui tourne depuis longtemps dans le milieu jazz, autant son live que son album ; Elvett ; le dernier album de Laetitia Sheriff ; Impure Wilhelmina, (post-rock, une étiquette, mais qui est justifiée) ; Puts Marie ; pas mal de groupes suisses en fait.
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-Clémence Mesnier
Un grand merci à Joan Guillon et Stéphane Babiaud pour le temps passé à répondre à nos questions, ainsi qu’à Mathieu Samin leur manager.
Crédits photo : Eric